lundi 23 mai 2011

" Hubris " lubrique


Ainsi des événements " complètement inimaginables " (selon l'expression de Jacques Repussard, de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, le 5 mai) surgissent du néant de l'impossible. Il était inimaginable qu'un des pays les plus avertis en matière technologique connaisse une catastrophe nucléaire. Il était inimaginable que le directeur d'une institution clé de l'ordre capitaliste et candidat putatif à la présidence d'un des premiers pays du globe chute dans une incertaine affaire de moeurs. 

Mais c'est arrivé.
Y a-t-il une relation entre ces deux événements inimaginables ? Oui, car ils participent d'une même logique, celle de la " démesure ", ou hubris, selon un concept grec antique. L'hubris désignait l'orgueil qui pousse l'être à dépasser la mesure, à vouloir au-delà de ce que le destin lui a assigné. Cette idée résonne de nouveau fortement dans notre culture : car celle-ci fait preuve d'une avidité inextinguible alors même que la biosphère atteint sa limite d'absorption sans dommage des effets de l'activité humaine.
Cette avidité s'observe par l'ampleur de la consommation de matières premières, des émissions de gaz à effet de serre, de la disparition des espèces, de l'artificialisation des sols,... Elle se nourrit de la croyance que la technologie pourra compenser ou éviter le dommage. Jusqu'à ce que l'accident survienne, entraînant des conséquences pires que le mal qu'elle devait éviter.

Mais cela n'est qu'une partie de l'histoire. Derrière la prédation frénétique, il y a le désir humain. Dans le capitalisme finissant, ce désir s'est affranchi des ressorts métaphysiques grâce auxquels la majorité des cultures le bornaient. En généralisant la marchandisation, il a même établi un trafic sexuel sans précédent historique, et qui réduit l'homme ou la femme au rang d'objet. L'oligarchie, au sommet d'une société humaine profondément inégale, est la plus soumise à cette avidité insatiable, tout en prétendant en faire le standard enviable d'une vie réussie. Les Grecs associaient à l'hubris son châtiment, la nemesis, ou destruction : l'excès du désir de pouvoir, d'argent, de sexe, conduit à la catastrophe pour celui qui en est le jouet.
La réflexion écologique n'a qu'à peine examinée les racines psychologiques de la destruction. Mais l'inimaginable nous enseigne déjà quelques austères leçons. Il nous faut réapprendre les limites, et tenter de découvrir, derrière l'indispensable sobriété, ce que signifie le mot vertu. Et puisque le pouvoir est en cause, exiger de ceux qui se veulent nos mandataires le sens du devoir qu'appelle la responsabilité à laquelle ils aspirent.

Hervé Kempf

© Le Monde 20/5/2011

AA: Ce texte reprend, de façon synthétique, ce que j'ai eu parfois du mal à exprimer ici même:

- la démesure de l'homme, le péché d'orgueil. C'est l'hubris: l'Homme provoque les Dieux. Le nucléaire suppose que l'humain est capable de produire de l'énergie au mépris de simples règles de sécurité. Ces jours-ci, le projet démesuré d'ITER nous confirme ce crime d'hubris: ce projet expérimental qui pourrait être industrialisé en 2050 et dont les coûts sont passés de 5,9 milliards d'euros en 2001 à 16 milliards d'euros aujourd'hui pour la seule construction du réacteur! Tout cet argent plus celui dépensé pour des centrales nucléaires (qui posent des questions pour l'avenir aussi: démantèlement, stockage des déchets, fin annoncé de l'uranium, sécurité totale impossible...) aurait pu être consacré à la recherche sur les énergies renouvelables...
De même l'Homme perd son âme en faisant de sa vie un marché commercial permanent: tout s'achète, tout se vend et le sexe n'échappe pas à cela. Certes, il y a longtemps que l'amour tarifé existe, mais on aurait pu penser que l'Homme s'était élevé au-dessus de la mêlée et qu'il avait pris conscience de l'égalité des sexes, de la fin de l'esclavage et que tout n'était pas permis même si on est riche et puissant. Là aussi, l'Homme n'a pas tenu compte des avertissements des Dieux...

- le sens du mot vertu s'est perdu au fil du temps. S'il signifiait courage dans l'Antiquité, il a rapidement pris celui de qualité exemplaire que l'on reconnait à l'homme de bien. Est vertueux celui qui privilégie l'intérêt général à son propre intérêt, celui qui est un exemple pour ses concitoyens parce qu'il place l'Homme au dessus de toutes les contingences et notamment celles du pouvoir, celui qui est sage, comme le disaient les Anciens, parce qu'en tout il sait éviter les excès, enfin celui qui est juste. Sous le règne de l'argent et de la puissance, cette vertu disparait et l'homme se perd. Est-il possible d'éviter cette décadence dans laquelle notre civilisation prend un malin plaisir à se perdre? Saurons nous éviter le némésis, la destruction?

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